Le mot de la Rectrice aux maturistes
Par Romaine CRETTENAND-SIERRO, rectrice
« En 1982, les fonds marins ont été déclarés patrimoine commun de l’humanité. Réunie à Montego Bay en Jamaïque, la conférence des Nations unies avait en effet adopté cette année-là la Convention sur le droit de la mer. Il s’agissait alors d’établir un cadre juridique global pour l’exploration et l’exploitation des richesses minérales de la « Zone », à savoir l’ensemble des fonds marins et de leurs sous-sols situés au-delà des juridictions nationales.
La Convention poursuivait un double objectif : d’une part, préserver et protéger le milieu marin, et d’autre part s’assurer que l’exploration et l’exploitation éventuelles de la Zone bénéficieraient à l’humanité dans son ensemble. C’est dans son article 136 qu’elle déclarait solennellement la « Zone » patrimoine commun de l’humanité.
Quarante et un ans plus tard, en mars 2023, au terme d’un processus de discussion qui aura duré près de vingt ans, une autre conférence de l’ONU a mis en place un nouveau traité, cette fois dédié à la protection de la biodiversité en haute mer. (…) Grande victoire pour la protection des océans ! Car cette fois, c’étaient les richesses génétiques, donc la diversité du vivant, qu’il s’agissait de protéger, et non plus seulement les ressources minérales auxquelles se limitait la Convention de Montego Bay. C’était désormais la haute mer – les grands fonds marins auxquels s’ajoutait la colonne d’eau qui les surplombe – qui devenait patrimoine commun de l’humanité.[1] »
C’est ainsi que débute l’avant-propos du texte Déclaration universelle des droits de l’esprit humain, une proposition, texte écrit par le philosophe Mark Hunyadi. S’il initie cet ouvrage par le statut juridique des zones maritimes, c’est parce que selon lui, il se pourrait bien que l’on puisse y trouver une inspiration afin de protéger un bien d’une tout autre nature, mais d’une nature tout aussi importante, l’esprit humain.
Pourquoi, me direz-vous, faut-il protéger l’esprit humain ? Eh bien parce que la richesse et la diversité de notre esprit humain sont elles aussi sous menace de prédation, comme le sont nos océans.
À l’heure où les géants de la tech marchent inexorablement vers le pouvoir et travaillent à un monde gouverné par l’IA et les algorithmes, à l’heure où certains hommes politiques font usage de la force, de l’action, de la surprise, de la sidération et suivent une logique de puissance et de pouvoir avant tout, à l’heure où bien des êtres humains abandonnent la protection de leurs données personnelles pour pouvoir obtenir des satisfactions immédiates via le numérique, il devient urgent et essentiel « de clarifier et d’établir les priorités éthiques et politiques de ce nouveau monde que nous partageons désormais avec les machines ».[2]
Face à ces défis, laissons travailler les autorités politiques internationales. Considérons plutôt la partie du monde où nous pouvons agir, où nous avons un vrai rôle à jouer : le terrain de la formation des jeunes qui se lancent dans un parcours gymnasial, ce lieu où l’esprit humain doit pouvoir s’épanouir, ce lieu où l’on doit prendre le temps de réfléchir, ce lieu où nous cherchons à préserver les étudiants de l’hyperconnexion.
Chers maturistes, vous êtes présents dans cette salle Recto Verso, car vous avez franchi une étape importante. Vous repartirez ce soir avec votre certificat de maturité en poche.
Durant ces cinq années de collège, nous vous avons vu grandir, mûrir, nous avons vu votre esprit critique s’affiner, s’affûter, s’aiguiser et cela nous réjouit. Durant ces cinq années de collège, nous avons également vu les applications d’intelligence générative entrer dans la vie de l’école, entrer dans vos vies, entrer dans la vie de vos professeurs, de votre Direction. Nous avons vu à quel point ChatGPT peut être redoutablement efficace. Nous avons vu à quel point certains considéraient ChatGPT comme une manière de se libérer d’une partie du travail qui leur est demandé durant leurs études. Nous avons vu tout récemment qu’une nouvelle forme d’IA est maintenant indétectable dans les travaux des étudiants grâce à ce que l’on appelle des « humanisateurs », qui « permettent de transformer un texte généré par l’IA en un texte plus humain qui devient indétectable[3] ». Les professeurs ont surtout pris conscience que leur manière d’enseigner, d’évaluer allait être totalement bouleversée.
Luc Ferry le dit dans son ouvrage IA. Grand remplacement ou complémentarité ?, « Un monde scolaire hostile au travail, un univers dans lequel l’IA en dispenserait les élèves, leur ôtant ainsi le soin d’apprendre et de penser par eux-mêmes, toutes les connaissances et tous les devoirs étant disponibles dans la machine, serait catastrophique.[4] »
Malgré l’arrivée tonitruante des intelligences artificielles, nous avons donc gardé le cap. Notre mission première est de nous assurer qu’une fois votre papier de maturité en poche, vous ayez acquis les compétences qui vous permettront ensuite de poursuivre votre chemin dans les hautes écoles.
Il nous semble en effet essentiel que vous soyez capables de vous concentrer sur la lecture d’un texte long et difficile, et que vous soyez capables d’en résumer les enjeux sans recourir à ChatGPT. Il nous semble essentiel que vous appreniez des langues étrangères, que vous en compreniez la structure, que vous entriez dans la culture des régions où ces langues sont parlées, sans passer systématiquement par ChatGPT ou par DeepL. Il nous semble essentiel de vous accompagner dans l’utilisation de ces outils numériques, de vous éduquer à ces nouvelles technologies, afin que vous puissiez les utiliser intelligemment, afin que vous ne soyez jamais asservis à la machine. Il nous semble essentiel que vous continuiez à réfléchir par vous-même, à développer votre indépendance intellectuelle et votre sens critique. Il nous semble surtout essentiel que vous ayez conscience que l’intelligence s’acquiert lentement, avec du travail et de la réflexion.
Durant vos cinq ans de collège, vous avez bénéficié des différents projets d’établissement qui sont au service de cette maturation intellectuelle : la journée consacrée à la transition énergétique, les journées culturelles, les rencontres littéraires. Un grand nombre d’entre vous ont d’ailleurs pu dialoguer dans ce cadre avec l’auteur Tanguy Viel. Il vous a parlé du temps nécessaire pour que germe un texte littéraire de qualité, il vous a parlé de l’importance du choix des mots, de l’importance du style, de l’importance de consacrer du temps à la rêverie et à la réflexion pour que germe ensuite un roman, un essai littéraire.
Autre projet d’établissement d’envergure : le Forum Annuel de la Planta, qui permet aux étudiants participants de recréer une Assemblée générale de l’ONU, de mieux comprendre quelques-uns des enjeux auxquels le monde contemporain est confronté, de représenter le point de vue d’un pays qui n’est pas le leur, en donnant l’occasion de voir le monde à travers un point de vue politique, économique et culturel différent.
« En 1982, les fonds marins ont été déclarés patrimoine commun de l’humanité. (…) Quarante et un ans plus tard, en mars 2023, (…) c’était désormais la haute mer – les grands fonds marins auxquels s’ajoutait la colonne d’eau qui les surplombe – qui devenait patrimoine commun de l’humanité. »
Permettez-moi d’exprimer ce soir un souhait : Chers maturistes, gardez quelque part dans votre tête cette idée qu’il existe un bien qu’il faut protéger plus que tout, l’esprit humain.
[1] HUNYADI Mark, Déclaration universelle des droits de l’esprit humain. Une proposition, PUF, Mai 2024, pp. 9-10.
[2] idem, p. 13.
[3] Reportage de la RTS, 19:30 du 8 juin 2025.
[4] FERRY Luc, IA Grand remplacement ou complémentarité ? Éditions de l’Observatoire, 2025, p. 162.
